En trente ans, la restauration provençale a connu une mutation sans précédent. Aujourd’hui, les jeunes chefs tournent la page…
Il en va des modes comme des générations, elles se suivent tel un cortège infini, dévorant les énergies, ambitions et talents. Moins de trois décennies auront suffi à métamorphoser le paysage gastronomique provençal. Le temps est venu d’une génération qui remue et évolue. Et qui s’exprime entre confidences et interrogations…
La gastronomie au féminin pluriel
Que de chemin parcouru ! Les cheffes étaient rares. On les comptait sur les doigts d’une main : Jeanne Moréni aux Échevins, Suzanne Quaglia à Marseille, Reine Sammut à Lourmarin puis Cadenet, dominant déjà le paysage avec son étoile au guide Michelin. Aujourd’hui, elles sont pléthore en Provence, parties à l’assaut de la citadelle masculine dont les totems vacillent. Citons Fanny Rey à Saint-Rémy-de-Provence, Georgiana à Marseille, ou toujours dans la cité phocéenne Vanessa Robuschi et Coline Faulquier (anciennes de l’écurie M6). À Avignon, le duo Mélanie Bonnemer et la cheffe Amélie Nogier cartonnent au Lapin blanc, Alexia Baskakoff séduit avec son Cœur d’Artichaut, tandis que Justine Imbert cultive son Jardin des Carmes.
Place aux Néo-Marseillais
« Oui, je pense que nous avons tourné une nouvelle page avec plein d’installations récentes à Marseille », souligne Éric Maillet, chef du restaurant Cédrat ouvert en octobre dernier. « Il y a Matthieu Roche et Camille Fromont chez Ourea, Harry Cummins et la team de la Mercerie, Paul Langlère au Sépia. Nous sommes entrés dans une période charnière mais j’ignore à quoi est dû ce changement. Peut-être à l’attractivité nouvelle de la ville ? L’ouverture du restaurant AM par Alexandre Mazzia y serait-elle pour quelque chose ? » Il y a 30 ans, les chefs provençaux étaient nés au pays, y avaient appris le métier, y étaient restés. Le 17 novembre 1999 a marqué un tournant : Lionel Lévy, Ducasse boy passé par la Grande Cascade et le Spoon à Paris, s’installe sur le Vieux-Port de Marseille. Le public s’enflamme, Michelin lui décerne une étoile en 2005, tout le monde connaît la suite. Depuis, les installations « d’étrangers » s’enchaînent, comme l’Anglais Harry Cummins à la Mercerie, l’Écossais Malcolm Gardner au Schilling, le Japonais Ippei Uemura. C’est aussi le retour des enfants du pays partis un temps à Paris, à l’instar de Matthieu Roche chez Ourea ou Benjamin Mathieu au NHow hôtel.
Une cuisine engagée
Pour ces jeunes cuisiniers, le goût seul ne suffit plus. Tous veulent aller au-delà du bon/pas bon. Matthieu Roche et Camille Fromont, sa compagne, illustrent cette tendance : dans sa cuisine, le jeune chef met en accord ses convictions avec sa prestation. Toujours en quête de producteurs à l’éthique irréprochable, il s’est constitué un solide répertoire de fournisseurs haut de gamme. Le cuisinier et son épouse sont des intègres du produit, des respectueux de la saison, des fanas du local. Il en ressort des assiettes à dominante végétale, fines et délicates. La carte de Matthieu Roche est suggérée plus qu’affirmée.
Créer librement
En Avignon, Mathieu Desmarest se range lui aussi dans la catégorie des enfants du pays revenus au bercail : « J’ai fait ce choix du retour car je voulais être chef indépendant et faire ma cuisine chez moi, explique le propriétaire de Pollen, inauguré en juin dernier. Mes expériences à Collonges (chez Paul Bocuse, NDLR), au Pré Catelan et à l’Élysée m’ont beaucoup appris mais Avignon, c’est ma ville. Des chefs aux clients, notre génération a soif de liberté, c’est un constat. Je ne me désintéresse pas du Michelin mais je ne remettrai pas en cause mon concept pour plaire à un guide. Les clients n’achètent plus les guides ; c’est dommage car le Michelin était l’incarnation des grandes adresses. » Difficile de trouver l’équilibre entre le rêve d’avoir une étoile et la demande des clients en recherche de décontraction et décomplexification… « Il nous faut revenir à l’essentiel », lâche ce Grand de Demain en 2016 pour Gault & Millau. Pour ces jeunes chefs, seule la satisfaction du client compte, les restaurants se sont simplifiés, les grands menus et les cartes à rallonge se raréfient : « L’épure est là, assure Éric Maillet. Moins de nappes et plus de minimalisme avec des cartes mentionnant l’origine des produits, le bio, le locavore, le raisonné. »
Le prix de la réussite
Unanimement, la profession reconnaît que le métier est en pleine mutation. « C’est à nous de nous battre pour conserver les métiers de salle et de cuisine. Je pense que j’appartiens à la dernière génération qui n’a pas compté sa peine. Désormais, les heures supplémentaires sont entrées dans le métier et le confort de vie prime sur l’engagement. » analyse Mathieu Desmarest. D’une même voix, les chefs assurent que la mise en lumière du métier sur les chaînes télévisées a trompé la jeune génération, qui n’a pas mesuré les sacrifices qu’impose cette vocation : « Mon père ne m’a pas interdit de faire ce métier, mais m’a souvent et longuement prévenu de tous les sacrifices qu’il faudrait faire. » confie Éric Maillet.
De l’importance du visuel
Jérémy Scalia est le chef du Restaurant de Tourrel à Saint-Rémy-de-Provence. Lui aussi éprouve « le sentiment d’appartenir à une nouvelle génération. Cette tendance est portée par des cuisiniers de 25 à 35 ans qui affirment leurs ambitions et leur style. » remarque-t-il. Un style qui se trouve « dans la transformation et une cuisine en quête de nouvelles textures ». À 28 ans à peine, le chef saint-rémois a bien saisi l’air du temps : « Désormais, le visuel prime. Il suffit de se balader sur Instagram pour deviner la personnalité d’un chef, à la seule façon qu’il a de dresser ses assiettes. Maintenant, il y a beaucoup d’assiettes qui intriguent ou tapent à l’œil et cela m’interroge. » L’avenir du métier ? « Je suis optimiste. Sinon, je ferais autre chose. Le fond restera le même. On ne changera pas les saisons et on ne trouvera pas indéfiniment de nouveaux produits. On continuera à manger des asperges au printemps, des tomates et des fraises en été. Ce qui m’inquiète, c’est l’évolution de notre environnement et la question de la maltraitance animale. Il faut traiter les animaux d’élevage avec soin. Le nombre croissant de vegans et végétariens n’est rien d’autre que la conséquence des excès passés. »
Des identités culinaires – revendiquées
Problème de recrutement, effondrement des codes anciens au profit de l’émergence d’une nouvelle clientèle moins fidèle et plus volage qu’autrefois… la jeune génération porte un regard lucide sur l’évolution du métier. Ces 30 dernières années ont été celles de la glorification du produit. Les prochaines pourraient porter des valeurs de traçabilité et simplicité. Les jeunes chefs qui arrivent sur la place revendiquent leur identité et imposent leur vision, quitte à entrer en rébellion avec les guides vieillissants. Restaurants itinérants, chefs nomades, les nouveaux chefs réinventent la gastronomie avec fougue et optimisme.
Cédrat, 81 rue Breteuil, Marseille 6e – Tél. 04 91 42 94 41
Pollen, 3bis rue de la Petite Calade, Avignon – Tél. 04 86 34 93 74
Ourea, 72 rue de la Paix-Marcel-Paul, Marseille 1er – Tél. 04 91 73 21 53
Hôtel de Tourrel, 5 rue Carnot, Saint-Rémy-de-Provence – Tél. 04 84 35 07 21
Par Pierre Psaltis